La lecture de ce récit, « à peine romancé », vous permettra peut-être de mieux me connaître et ainsi, lors d'une éventuelle prochaine rencontre, d'envisager qu'il existe des rites plus nobles que le passage à la poêle à frire.

 

 

Cette tache un peu plus claire sur le lit de l'Ouatier témoigne des ébats amoureux de mes parents. Si vous ne m'apercevez pas encore, c'est que je passe les premiers mois de mon existence enfouie sous les graviers. Je risque déjà ma vie lorsque des indélicats en cuissardes viennent piétiner mon berceau dès l'ouverture de la pêche. Bien que pêcher en marchant dans l'eau soit interdit avant le 1er mai, certains en passant outre détruisent une partie de ma famille.

 

Me voici, lors de ma première rencontre avec un bipède. Je mesure un bon 25... mm et j'ai déjà déjoué pas mal de pièges que me tend dame nature. Cette fois, j'en serai quitte pour une belle frayeur mais je ne comprends pas encore pourquoi je suscite un tel intérêt....

 

L'année suivante, notre deuxième rencontre se passera moins bien. Le fourbe bipède a dissimulé son piège dans un petit ver bien appétissant et l'inexpérience m'a été fatale. Par chance, ce pêcheur là est respectueux du règlement qui interdit de prélever une truite de moins de 25 cm. Ma petite taille (20cm) et les précautions prises par mon adversaire du jour pour décrocher son hameçon sans ardillon me permettent de rejoindre sans encombre la petite cascade qui me sert de repaire.

 

Quelques mois plus tard, je succombe à nouveau aux sournoiseries du bipède. Mais comment pouvais je imaginer qu'un paisible vairon se mettrait dans la combine pour me leurrer! Heureusement le sournois, surement peu fier de sa traitrise, me libère une nouvelle fois bien que ma taille atteigne déjà 30 bons centimètres.

 

Je suis maintenant devenue ce qu'ils appellent « un beau poisson » et je m'amuse en voyant passer sous mon nez tout leur attirail plus ou moins bien ficelé. Je vais même jusqu'à mimer une attaque et je m'en frotte le ventre sur le sable en pensant à leur mine déconfite. Hélas trop confiante, je happe goulument un gammare qui dérivait mieux qu'un vrai et la ferraille piquante me punit aussitôt. Je réalise quelques instants plus tard que je suis décidément née sous une bonne étoile quand le bipède après avoir toisé mes 42 cm me gracie à nouveau.

 

Cette fois j'ai atteint « le bel âge » et assuré plusieurs fois ma descendance. Je dépasse largement les 50 cm et la plupart des autres habitants de la rivière me laissent en paix. Mon expérience et ma prudence exacerbée me font rentrer pour de longues heures sous les racines d'un aulne protecteur à la vue du moindre bipède, fût-il bien intentionné. Malheureusement, la nature qui m'a tant apporté, me joue un sale tour sous la forme d'une magnifique éclosion de mouches de mai (en juin!) et la gourmandise me fait perdre toute méfiance. Une belle éphémère, bien dodue, se pose délicatement un mètre en amont juste dans la veine d'eau que j'ai judicieusement sélectionnée. Une montée fulgurante et la délicieuse bouchée va rejoindre ses consœurs dans mon estomac. Erreur fatale, la mouche se pique sur le bord de ma gueule et cette maudite tirée me rappelle de bien mauvais souvenirs. Cette fois, mon poids conséquent a bien failli me faire remporter le combat mais le bipède triomphe à nouveau. Ma bonne étoile viendrait-elle de s'éteindre?

 

A cet instant, je pense suivre le destin funeste de mes nombreux frères et sœurs qui ont fini prématurément dans l'assiette d'un bipède moins conciliant que ceux rencontrés jusqu'alors. Cependant une lueur d'espoir me traverse l'esprit: « ce filet d'épuisette et ce bracelet de montre me disent quelque chose... » Ma bonne étoile est encore là!

 

 

Aujourd'hui, je vis paisiblement à cet endroit volontairement choisi pour rendre très ardue la tâche des bipèdes qui me convoitent. Ils me classent dans la catégorie « POISSON TROPHEE », mais je me suis jurée de n'alimenter que leurs fantasmes. Si toutefois, la bonne étoile venait à m'abandonner je souhaite que l'heureux « perdant » ait une pensée pour tous ses congénères qui ont croisé ma route. Leur comportement aura permis l'instant inoubliable qu'il vivra ce jour là et peut-être rejoindra-t-il les pêcheurs encore trop peu nombreux dont la devise est:

 « RELACHEZ VOS REVES »

Mis à jour (Lundi, 12 Mai 2014 16:20)